Discours de Bernard Cazeneuve à Maraussan le 08/09/2019

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Bernard CAZENEUVE – Discours du 8 septembre, Maraussan.

SEUL LE PRONONCÉ FAIT FOI

 

Chers amis,

C’est avec une grande joie que je m’adresse à vous aujourd’hui. À vous voir si nombreux rassemblés, je pense à l’engagement que nous avons en partage depuis si longtemps, à cette flamme toujours vive qui éclaira le chemin de Jaurès jusqu’à Maraussan. C’était en 1905. Il était venu ici-même participer à la création de la première coopérative viticole, et dire sa conviction qu’une nouvelle organisation de la production était possible pour atteindre une meilleure solidarité, mais aussi une plus grande justice. De cette conviction, nous sommes les dépositaires humbles et résolus. Observant le mouvement du monde, prenant la mesure des doutes qui saisissent nos villes et nos campagnes, nous souvenant de ce qui s’est affirmé sur les ronds points, nous comprenons que cette aspiration profonde à la justice et à l’égalité n’a pas quitté la République. Notre devoir est d’être à la hauteur pour y répondre, avec la force d’âme que mérite la France.

Depuis près d’un demi-siècle, le libéralisme économique s’applique à substituer le grand marché mondial aux nations. De justice et de redistribution, il n’entend plus s’embarrasser. Les populismes quant à eux désignent des boucs émissaires. Montrés du doigt dans la rue et désignés d’un clic sur les réseaux sociaux, ils figurent parmi les plus modestes ou les plus vulnérables, car la mondialisation les a depuis longtemps relégués aux marges. En apparence opposés, libéralisme économique et populisme font de la social-démocratie leur cible commune. Pour eux, l’Etat providence n’est qu’un fardeau coûteux destiné à entretenir l’assistanat dans lequel les plus modestes seraient coupables de se complaire – les chômeurs ou les retraités toujours enclins à se plaindre – comme les populations d’origine étrangère d’ailleurs, dont il serait urgent de dénoncer le profit qu’elles tirent de leurs souffrances ou de leur exploitation par les réseaux de la traite des êtres humains. Comme si le sort des migrants était enviable, comme s’ils ne fuyaient pas les guerres, les misères, les blessures infligées à la Terre.

La lucidité nous dicte de regarder le monde tel qu’il est. Elle nous oblige à agir.

Comment demeurer passifs face à l’ampleur de la crise écologique et, ainsi, désespérer la jeunesse qui cherche à bâtir un monde meilleur en manifestant pour le climat ?

Comment ne pas réagir quand la confiance dans nos institutions démocratiques est à ce point affaiblie, que les principales revendications sociales s’expriment hors des partis, des syndicats et des associations, dans une hostilité de plus en plus vive à l’égard de toute forme de représentation ou d’organisation ?

Le mouvement des Gilets jaunes a levé le voile sur la cassure de plus en plus nette entre ces métropoles mondialisées où les salaires et les loyers ne cessent de s’envoler et une France périphérique et rurale, qui se sent méprisée, une France des petites villes qui subit de plein fouet la désertification et l’effacement de certains services publics. Au cœur de nos métropoles aussi, il existe une colère sourde. Elle gronde dans certaines banlieues – mais en parle-t-on aujourd’hui ? – où sévissent le chômage, le mal logement, l’insécurité née des trafics organisés par des réseaux mafieux, qui compromettent une partie de la jeunesse et son avenir et qui rendent la vie des habitants si difficile.

Vous l’aurez compris, le contexte international comme la situation de notre pays sont préoccupants. A la déraison, la démagogie et l’autoritarisme qui triomphent, nous devons opposer la force de la raison.

Aucun accommodement de circonstances ne suffira à faire renaître l’espérance. Et cette espérance, nous ne la construirons pas, désirable et crédible, sans partir du réel. Or le réel est dominé par l’ampleur de la crise écologique et par les inégalités qui s’accroissent.

Notre défi, celui dont tous les autres procèdent, est de conjuguer la transition écologique avec l’ambition de l’égalité, de la justice. Non par utopie, mais au contraire par réalisme et par nécessité. Car si pour préserver la vie sur la planète, nous devions la désespérer en la privant de toute perspective d’amélioration et de progrès, nous nous condamnerions à échouer sur tous les fronts : sur celui de la transition écologique dont la soutenabilité politique deviendrait introuvable et sur le front de la justice sociale que nous aurions rendue impossible, en la privant du ressort de la redistribution.

La mutation que nous appelons de nos vœux doit continuer à créer de l’activité. La sobriété doit porter une nouvelle promesse de progrès pour l’Humanité. Je suis pour ma part convaincu que la transition écologique n’aura pas lieu sans d’importants investissements dans l’économie verte, qui essaimeront des emplois dans les territoires, feront émerger de nouvelles filières industrielles et agricoles, obligeront à repenser nos modes de production. Il ne peut y avoir de croissance sobre et décarbonée sans une relance des investissements publics et privés affectés à des projets et à des produits durables.

L’écologie ne doit donc pas se réduire à des mesures punitives portées par un discours paternaliste et moralisant des classes urbaines à destination des classes moyennes et populaires des territoires périurbains et ruraux, qui se sentent relégués. La transition écologique doit prendre en considération la spécificité des territoires et de leur tissu social. De même qu’à l’échelle mondiale les premières victimes de la crise environnementale, de la montée des eaux, de l’afflux de déchets et de la pollution, sont les pays les plus pauvres, de même, en France, les classes populaires subissent de plein fouet les conséquences directes des inondations récurrentes, des sécheresses, de l’usage des pesticides et de la consommation de produits agro-alimentaires aussi peu soucieux de la nature que de la santé des populations.

Réussir la transition écologique, c’est donc ouvrir de vraies perspectives pour une plus grande justice sociale et territoriale.

Le changement climatique se produit sous nos yeux à une vitesse inouïe. Depuis le début de l’ère industrielle, les gaz à effets de serre ont fait monter la température mondiale d’un degré, occasionnant la fonte des glaces. Si nous n’agissons pas, une augmentation de quatre à six degrés supplémentaires peut survenir, causant des températures caniculaires impropres à la vie humaine tout au long de l’année, pour les trois-quarts de l’humanité. Face à cette situation, le réveil de la communauté internationale lors de la signature des accords de Paris a fait naître un espoir. Mais depuis, outre le retrait des États-Unis, nombreux sont les États qui n’ont pas tenu leurs engagements pour limiter à 1,5°C l’augmentation de température d’ici la fin du siècle. Parmi les 197 signataires, seuls 58 pays ont adopté des mesures concrètes pour réduire leurs émissions de CO2 d’ici 2030.

Les ressources de la nature sont menacées, mais aussi sa beauté, celle des saisons et des paysages, des espaces et des espèces, cette beauté qui émeut l’œil et le cœur et qui nous rend humains, beauté de la forêt amazonienne filmée par James Gray ou du printemps en Bretagne décrit par Chateaubriand : « Des clairières se panachent d’élégantes et hautes fougères ; des champs de genêts et d’ajoncs resplendissent de leurs fleurs qu’on prendrait pour des papillons d’or (…) Tout fourmille d’abeilles et d’oiseaux ».

Le changement climatique est là, et à mesure que le temps passe, il prend des allures de drame. Avec un cynisme coupable, Donald Trump nie l’existence du réchauffement climatique et Bolsonaro aggrave la déforestation de l’Amazonie, en détruisant le bien commun de l’humanité. Mais par-delà l’irresponsabilité du populisme lorsqu’il gouverne, l’inaction, elle aussi, est devenue criminelle. Nous avons trop tardé à agir. Notamment la génération à laquelle j’appartiens et les précédentes, qui ont trop longtemps négligé la question écologique. Trop longtemps, la modernité a promis que les ressources de la nature seraient infinies. Nous savons qu’il n’en est rien.

Notre responsabilité historique est d’accomplir la transition écologique, de la rendre irréversible. Pour réussir, la mutation que nous appelons de nos vœux doit être socialement juste, démocratiquement acceptable et géographiquement différenciée.

Socialement juste, car l’effort de transition doit être réparti avec équité selon les ressources et l’empreinte carbone de chacun, en tous points de l’échelle sociale et du pays.

Démocratiquement acceptable et territorialement différenciée, cela implique de tenir compte, dans la mise en œuvre de la transition, des différences entre les métropoles, les zones périurbaines et les bourgs ruraux. Dans notre pays où les ressources, les contraintes et des modes de vie varient selon les territoires, les solutions doivent être adaptées à chaque contexte.

Pour réussir, les instruments de l’action publique, trop souvent délaissés au profit l’efficacité supposée du seul marché, ou sous la contrainte des disciplines budgétaires européennes, doivent être réinvestis. Toute transformation d’ampleur appelle également un moteur, c’est-à-dire une économie politique. Ce moteur ne peut plus être celui du fordisme d’après-guerre, de l’industrie productiviste et encore moins celui du capitalisme financier. Nous devons inventer un nouveau régime de croissance orienté vers l’économie de la transition écologique. Il ne s’agit plus d’ajustement, de réorientation ou de réforme. Il s’agit – je vous le dis avec force et conviction – d’une Grande transformation qui doit être une rupture graduelle et définitive avec nos façons de produire, de consommer, d’habiter et de vivre. Cela implique la responsabilité de chaque citoyen, mais aussi une politique ambitieuse de l’État et les collectivités locales dans quatre secteurs clés.

– Tout d’abord, nous devons poursuivre et accélérer la transition énergétique. À l’échelle de la planète, la production d’électricité et de chaleur représente un quart des émissions totales de gaz à effets de serre et les hydrocarbures, 80 % des sources d’énergie utilisées dans le monde. L’objectif de neutralité carbone fixé par l’Accord de Paris, à l’horizon 2050, exige d’en finir avec les énergies fossiles. Cela suppose d’investir massivement dans la transition vers les énergies renouvelables, notamment pour la production d’électricité, et d’accepter qu’il ne soit pas possible de sortir brutalement du nucléaire, même si sa part dans le mix énergétique doit diminuer progressivement. Cela implique également que l’Union européenne accompagne ce vaste chantier par des investissements conséquents autant que par la réalisation de grands projets européens, et d’abord dans le domaine du stockage des énergies intermittentes, comme l’éolien ou le solaire.

–  La révolution des transports est l’autre grande priorité. Dans les aires métropolitaines, où les transports en commun ainsi que les transports doux sont nombreux, le recours à la voiture doit être réduit autant que faire se peut. Autre est la réalité vécue dans les villes intermédiaires où nous devons développer davantage les transports en commun, et a fortiori dans la France rurale et périphérique où la voiture est indispensable. Si nous souhaitons en réduire l’usage, il est urgent d’investir dans notre réseau ferroviaire de proximité plutôt que d’encourager la fermeture de nombreuses lignes comme cela est aujourd’hui le cas. De même, le recours au transport routier devra être réduit en faveur du fret, sous-exploité. Comment accepter que la ligne de fret Perpignan-Rungis qui a acheminé 138 000 tonnes de fruits et légumes en 2017 puisse, demain, être fermée ? Enfin, le transport aérien constitue un domaine d’action majeur. Plus polluant que le train, ce mode de transport bénéficie pourtant d’une exonération complète de taxe sur le kérosène. Ce n’est pas acceptable et c’est pourquoi nous devons instaurer au niveau européen une taxe sur le kérosène, dont les recettes seront notamment utilisées pour le développement du rail en Europe. Nous devons aussi nous opposer résolument à la privatisation d’ADP. J’apporte mon soutien à ceux qui se sont opposes et s’opposent à cette perspective.

–  L’urbanisme et le bâtiment sont un troisième secteur essentiel. Au cœur de la transformation écologique et sociale, il y a notre combat vigoureux en faveur de la revitalisation des centres villes – de tous les centres villes et centres bourgs – pour limiter les distances parcourues en voiture et l’étalement urbain, déployer la fibre, recréer le lien social détruit par la désertification des centralités et la disparition des services de proximité. Les petites et moyennes villes sont les poumons de la France et une des richesses de son maillage territorial depuis le Moyen Âge. Or, si certaines sont dynamiques, dans des villes comme Béziers, Châtellerault, Forbach ou Annonay, le taux de vacance commerciale excède les 20 %. Alors même qu’en quarante ans, les surfaces de terrain bétonnées ont crû trois fois plus vite que la population, au détriment des terres agricoles. Il est temps d’adopter un moratoire sur la construction de centres commerciaux en périphérie des villes et de soutenir l’artisanat, la production locale et les circuits courts, notamment par une fiscalité incitative. Quant au bâtiment, l’effort d’isolation déjà engagé doit être accéléré, l’autonomie énergétique des nouvelles constructions être pensée, le choix des matériaux et procédés durables favorisé.

–  La conversion de notre modèle agricole est une quatrième exigence. L’agriculture est fortement émettrice de gaz à effets de serre. En France, la transformation productive engagée après-guerre a poussé les agriculteurs, parfois malgré eux, à augmenter les rendements par la pratique d’une agriculture intensive, en accentuant la mécanisation et en encourageant l’utilisation massive d’intrants et de pesticides de synthèse. Plusieurs décennies ont passé et les sols ne se régénèrent plus,  90% des cours d’eau français surveillés révèlent la présence d’au moins un pesticide, la biodiversité décline en masse. De nombreuses études scientifiques ont de surcroît mis en évidence les liens entre l’exposition aux pesticides et les risques accrus de troubles du développement, de détérioration des fonctions neurologiques et de déficience immunitaire pour les humains. Les premières victimes de ces pathologies sont les agriculteurs. C’est une véritable révolution productive qui doit s’opérer, dont les agriculteurs seront les principaux acteurs et les premiers bénéficiaires. Cela suppose un modèle de rémunération des services environnementaux rendus à la société – replantation de haies, agroforesterie et reboisement, restauration de zones humides, installation de surfaces mellifères. J’ajoute que cette transformation ne surviendra pas sans une réforme progressive de la Politique agricole commune. Aujourd’hui, de Maraussan, j’apporte mon soutien à Daniel Cueff, le maire de Langouët, qui alerte et qui se bat pour faire entendre une voix nouvelle et raisonnable sur l’usage des pesticides dans l’agriculture.

–  L’industrie est, à côté de l’agriculture, un secteur majeur de la transition. Or, force est de constater que la délocalisation d’une part de l’activité et des savoir-faire dans des pays émergents a conduit à une dégradation des conditions sociales et environnementales de production. La destruction des emplois industriels dans la plupart des pays européens, à l’exception peut-être de l’Allemagne, a donné lieu au recours à une main d’œuvre peu chère et le plus souvent exploitée dans certains pays sans protection ni droit social. Les stratégies fondées sur l’obsolescence programmée entretiennent ce cercle vicieux dans le seul but de doper artificiellement la production et les échanges. Nous ne pouvons cautionner davantage une organisation mondiale de la production qui est la principale cause du réchauffement climatique et de la pollution de nos sols, de nos mers et de notre air. Nombre d’entreprises sont engagées dans la transformation de leurs process et de leurs produits. Encore faut-il que notre système de formation, notre cadre réglementaire et fiscal, ainsi que le droit de la concurrence, encouragent et non dissuadent l’investissement pour une économie décarbonée. « Tous concurrents et que le moins cher gagne » : ce mot d’ordre n’est pas celui d’un monde vivable. Le libre-échange sans principes ni règles a vécu.

Nous ne pouvons plus accepter qu’il impose sa loi, mécanique et dogmatique au mépris de la planète, des intérêts nationaux, de la santé publique parfois, de la préservation de notre modèle social le plus souvent. Comment accepter que des produits importés de l’autre bout du monde au fort coût énergétique et social coûtent moins cher que des produits locaux ? Est-il sain que des poissons que l’on retrouve sur les étals de nos supermarchés soient pêchés en Norvège puis envoyé en Chine pour être chimiquement traités et remplis d’eau dans le seul but d’en augmenter le poids, tout en réduisant leur valeur nutritive, avant d’être à nouveau importés en Europe alors que nous avons la plus grande façade maritime au monde ? Comment accepter que notre politique commerciale conduise à la signature de nouveaux traités de libre échange, à l’instar de l’accord avec le Mercosur dont les préjudices étaient mesurables dès le mois de juin au moment de sa signature ? Avons-nous envie d’avoir dans nos assiettes du bœuf hormoné ou gavé d’antibiotiques ? Il est temps de retrouver la sagesse, ce qui suppose une organisation de la mondialisation fondée sur la qualité – qualité des produits, qualité des transports –, un rapprochement des producteurs et des consommateurs, un appétit retrouvé pour le local et nos terroirs

Le nouvel ordre international que nous appelons aussi de nos vœux – car comme Jaurès nous aspirons à la paix, au multilatéralisme, au développement – ne se construira pas sans courage.

Or dans le monde, le désordre domine et l’instabilité gagne à mesure que s’affirment les ambitions de puissance.

Partout, les visées impérialistes s’affirment. La Chine étend ses nouvelles routes de la Soie. Les Etats-Unis déploient les oligopoles de la Data et imposent l’extra-territorialité de leur droit. La Russie exerce une constante pression sur l’Ukraine, la Géorgie et les pays baltes membres de l’OTAN et de l’Union européenne. Les tensions n’ont cessé ni au Proche-Orient ni au Moyen-Orient et voilà que de nouveaux terrains d’affrontement surgissent, comme dans le Détroit d’Ormouz, étroit corridor maritime où se façonnent les rapports de force géostratégiques autant que la dépendance mondiale au pétrole et au gaz.

D’autres réalités vont peser sur notre siècle : démographique, car la planète comptera 11 milliards d’habitants en 2100 ; géopolitiques avec le rôle majeur de l’Afrique et la place centrale revendiquée par l’Asie ; migratoire avec les mouvements internationaux de population causés par le réchauffement climatique, les guerres, les persécutions, la pauvreté ; politique avec des régimes qui organisent des élections pour ne surtout pas être des démocraties et qui prennent celles-ci pour cible, par des cyber-attaques conçues pour influer sur l’issue des scrutins ; réalité technologique et éthique avec ces multinationales dont les dirigeants se rêvent en demi-dieux capables d’« augmenter » l’humain en le soumettant à l’intelligence artificielle, aux algorithmes, à la surveillance et au contrôle.

193 pays forment les Nations unies, mais aucun enjeu n’amène les pays membres du Conseil de sécurité à parler d’une même voix. Antonio Guterres, le secrétaire général de l’ONU, déplore un « monde de plus en plus chaotique ». Le concert des nations est une polyphonie où puissances installées et puissances montantes n’accordent ni leur partition, ni leurs instruments. Pourtant, face à l’instabilité du monde et au terrorisme, toutes seraient inspirées d’opter pour la coopération.

Et l’Europe ? Elle semble prise dans le flot des événements comme un cerf-volant dans un ouragan. Nous vivons un temps où les rapports de force prévalent sur les apports du dialogue et du droit. Pour l’Europe, meurtrie par les tragédies et les totalitarismes du 20ème siècle, c’est un désenchantement. Après la chute du Mur de Berlin, elle avait espéré que sa reconstitution par-delà Est et Ouest préfigurerait l’unification des continents et des intérêts. « Nous sommes des herbivores géopolitiques dans un monde de carnivores géopolitiques », a dit l’ancien ministre allemand des Affaires étrangères, Sigmar Gabriel. Dans le monde incertain, il est temps que l’Europe affirme ses valeurs et ses intérêts.

Mais l’inédit n’est pas là. Car hélas, le tragique n’a jamais quitté le destin humain. Ce qui est inédit, c’est que l’Europe patiemment édifiée en communauté politique et économique est mise en cause en son sein même.

Mise en cause, elle l’est par l’isolationnisme national dont le Brexit présente toutes les menaces.

Mise en cause, l’Europe l’est par l’égoïsme des Etats qui en sont membres. Comment dire autrement quand leurs dirigeants s’avèrent incapables de surmonter leurs intérêts immédiats pour soumettre les GAFA à l’impôt ou face au protectionnisme de l’administration Trump ?

Mise en cause, l’Union européenne l’est par sa propre irrésolution quand elle n’oppose pas un front uni à la COP24 – c’était l’hiver dernier – au point d’ouvrir une brèche où tous les Etats réfractaires à une ambition mondiale contre le réchauffement climatique ont pu s’engouffrer pour un accord en demi-teinte.

Mise en cause, l’Europe l’est aussi par son incapacité à mobiliser les investissements continentaux à la hauteur de la croissance durable, des emplois durables, des technologies durables. Tous les pays s’en trouveraient gagnants, y compris l’Allemagne où la production industrielle s’affaisse et le tout-export rencontre ses limites.

Militants de l’Europe, nous voulons une Europe des projets plutôt que des disciplines. Nous la voulons capable d’investissements massifs dans les biens publics mondiaux, pour l’efficacité et la souveraineté énergétiques, pour la recherche scientifique, pour la santé et la prise en charge du vieillissement. L’Europe, nous la voulons ambitieuse pour l’université et l’enseignement supérieur. Nous la voulons dotée d’un socle de droits sociaux. Nous la voulons exemplaire pour l’égalité entre les femmes et les hommes, ainsi que pour la laïcité. Nous la voulons solidaire, pour résister aux GAFA ou répondre au défi des migrations. Nous la voulons active dans le monde, qu’il s’agisse du commerce ou de la défense. Parce que l’humanisme est né en Europe, l’Europe doit en prolonger le message et l’ambition.

Face aux incertitudes et aux tumultes du monde, nous affirmons l’humanisme. Face à l’irrationalité des populismes, il appelle une confiance intacte dans la raison et la conviction qu’il ne peut y avoir de progrès sans innovation, ni d’innovation sans science.

Croire au progrès, c’est d’abord croire à l’amélioration morale et matérielle de l’humanité. De Condorcet à Michel Serres, c’est le message des Lumières. L’innovation n’est pas seulement une source de richesse, elle est l’horizon d’une vie meilleure pour soi-même et les autres : vivre plus longtemps, en meilleure santé, dans des conditions d’autonomie et de bien-être, sans commune mesure avec le destin qui fut celui des générations précédentes.

Avec les technologies issues de la révolution numérique, le progrès des techniques et de la productivité n’engendre pas mécaniquement de meilleures conditions de vie. Or la technique doit servir les hommes et non les asservir, faire reculer les injustices et non les aggraver. Songeons aux implications vertigineuses des algorithmes surpuissants, qui amassent et décryptent les données que, la plupart du temps, nous consentons à délivrer en acceptant les conditions générales d’un paiement électronique ou d’une adhésion à un réseau social. Les géants de l’Internet – Google, Amazon, Facebook, Apple et d’autres – utilisent leur position dominante pour changer leurs utilisateurs en clients et transformer l’intimité en marché.

Mes amis, la France a une mission humaine et l’humanité a besoin d’un nouvel internationalisme. Ce projet n’est pas séparable de l’ambition dont la France a besoin pour elle-même et pour le monde. Sa raison d’être et d’agir, notre nation la puise dans une valeur qui doit se traduire en une politique. Cette valeur et cette politique s’appellent la justice. Et il suffit de l’évoquer pour constater que le pouvoir actuel nous en éloigne.

Quand on est dans l’opposition, on s’oppose, certainement. Mais l’objectif, si l’on aime la France, n’est pas de s’opposer par habitude ou par paresse : il est de définir ce qui est bon pour elle. C’est là une exigence éthique, qui doit l’emporter sur toute autre considération. Voilà pourquoi les critiques pavloviennes ne m’ont jamais paru ni convaincantes ni constructives. De même, les réquisitoires de tréteaux contre les personnes ne sont pas ma conception du débat public. La vérité n’est pas affaire de décibels et la politique n’est pas la polémique. C’est une action, non des acteurs, qu’il faut juger, une fois l’expérience faite.

Or les premières années du nouveau quinquennat nous ont donné à voir une République libérale, technicienne et verticale.

Libérale, car comment appeler autrement cette défiance à l’égard des services publics ou de la protection sociale, cette culpabilisation constante des plus vulnérables dont les droits seraient toujours trop importants alors que la fortune des plus riches ne le serait jamais assez ? Comment expliquer la privatisation d’ADP, que rien ne justifie, à l’exception du retour des dogmes du libéralisme chimiquement pur ?

Technicienne, car comment qualifier autrement une action qui dépolitise par l’infaillibilité de l’expertise, qui affaiblit le Parlement, qui récuse les corps intermédiaires – syndicats, associations, mouvements de jeunesse et de l’éducation populaire –, qui se méfie des élus locaux, flattés désormais après avoir été stigmatisés.

République verticale enfin, car le régime emprunte à un registre, celui de la concentration du pouvoir, en tous domaines de l’action publique et avec un ressort :rendre les Français responsables des difficultés qu’ils éprouvent. Au jeune sans emploi, on dit qu’il suffit de « traverser la rue » pour trouver du travail. A la retraitée dont la pension n’excède pas 600 euros, on dit – à Colombey-les-deux-Eglises et en invoquant indûment le général de Gaulle de surcroît – que « la seule chose qu’on n’a pas le droit de faire, c’est de se plaindre ». A tous, on dit qu’ils sont « des Gaulois réfractaires au changement ». Et quand apparaissent les divisions et les fêlures ainsi provoquées, on appelle soudainement à la réconciliation, à la concorde et on se fait patelin.

Libéral, technicien, vertical, ce pouvoir fait aussi, pour s’exercer et pour se continuer, un pari dangereux pour la démocratie en cherchant à réduire tout débat à un affrontement entre « progressistes » et « populistes ». Quand les progressistes le sont imperceptiblement et que les populistes le sont radicalement, une telle simplification, partielle et partiale, revient à enfermer le débat dans le pays entre la droite et l’extrême droite.

Derrière les mots et les propos contradictoires, la réalité que les Français perçoivent et qui les atteint en profondeur est celle des injustices qui s’accroissent.

Alléger l’imposition des grandes fortunes et des revenus du capital en même temps que sont diminuées les APL pour six millions de ménages, dont deux millions et demi de locataires HLM, ce n’est pas juste.

Modifier l’assurance chômage en même temps que sont durcies drastiquement les règles d’indemnisation des demandeurs d’emplois, et d’abord des plus précaires et des plus jeunes, ce n’est pas juste.

Prétendre que l’âge légal de départ à la retraite est maintenu à 62 ans et en même temps instaurer un âge pivot à 64 ans pour avoir la retraite à taux plein, affirmer cette vision avant de paraître l’écarter puis la rétablir à nouveau pour brouiller la compréhension des Français, ne pas tenir compte de la pénibilité des métiers, déclarer que l’efficacité de la réforme se mesure à l’aune du temps de sa mise en œuvre pour tenter de faire oublier qu’entre 2019 et 2022, il y a 2020 et des élections municipales, ce n’est pas juste. Ce qui fera que la réforme des retraites sera juste, c’est le score le plus élevé possible des équipes unies de la gauche, des écologistes, des humanistes rassemblés dans les conseils municipaux et intercommunaux en mars prochain.

L’alternative au pouvoir actuel viendra un jour. Elle ne devra pas être une revanche, elle sera une exigence : ce sera la justice. C’est la justice qui doit inspirer et irriguer l’alternative positive, démocratique, écologique, sociale, territoriale, entrepreneuriale. La justice, c’est la République et la justice, c’est le serment de Maraussan.

 

Cette espérance, chers amis, c’est à nous la gauche de la porter et de la faire partager, et ce dès le mois de mars prochain, lors des élections municipales.

Nous sommes la gauche qui veut convaincre pour gouverner et gouverner pour transformer. Fidèles à l’histoire, aux valeurs, aux conquêtes de la gauche, c’est la France qui nous détermine. Dans les mois et les années qui viennent, la gauche doit s’ouvrir à toutes celle et ceux qui ont en partage l’humanisme, non s’enfermer, une fois encore, une fois de plus, une fois de trop, dans des courants ou des chapelles, se regardant les uns les autres et se jugeant avec sectarisme. J’entends parler de « dépassement », mais le plus urgent pour la gauche et pour la France, c’est le dépassement du trop plein d’égo et du trop peu d’idées. C’est par les idées que la gauche sera non pas une colère mais une espérance, non pas un rejet mais un projet.

On ne mobilise pas non plus le peuple souverain avec des pourcentages, des courbes, des acronymes, cette langue morte des cœurs desséchés. On mobilise le peuple souverain en lui disant ce que l’on croit juste, en fixant quelques priorités fortes et simples, auxquels tous les autres choix s’accordent, comme les branches de l’arbre au tronc. Je crois que la gauche a un avenir, je crois même qu’elle est l’avenir face au libéralisme et au nationalisme. Mais elle ne peut éclairer le XXIe siècle que dès lors qu’elle embrasse les urgences du temps et qu’elle se montre capable d’y répondre.

Vous le savez, je suis ardemment républicain. Je le suis parce que je tiens de mon père, qui était un instituteur, un irrépressible attachement à des valeurs qui ont ancré en moi la conviction que nous devons chercher à nous élever chaque jour au-dessus de nous-mêmes, par le savoir, par l’excellence, par le respect que l’on doit à l’autre qui ne pense pas comme soi. C’est une belle valeur le respect, qui nous rappelle que par-delà nos convictions, nos préférences et nos croyances, il est un lien indestructible qui nous fait appartenir à la Nation républicaine. C’est une belle valeur le respect, qui conduit celui qui est dépositaire de la confiance du peuple à s’interdire des mots qui provoquent ou des attitudes qui blessent. C’est une discipline aussi le respect, qui incite à refuser l’outrance et la violence verbale, la facilité des postures et à faire de la sincérité, plutôt que de la séduction, le moyen de convaincre et de ne jamais ruiner la confiance.

Etre républicain c’est croire que ce creuset de valeurs ne demeure que s’il fait l’objet d’une transmission et le lieu privilégié de cette transmission, c’est l’école. En son cœur, il y a la connaissance à transmettre, les professeurs à considérer, et il y a les élèves que leurs apprentissages doivent mener à l’autonomie. Un projet républicain pour l’école, cela signifie l’éducation dès le plus jeune âge et l’éducation tout au long de la vie, la formation générale mais aussi la revalorisation de l’enseignement professionnel et de la voie technologique, l’égalité des chances et l’excellence, une ambition pour l’université et la recherche, une exigence pour la culture et pour la langue françaises tournées vers le monde, c’est aussi la mixité et l’apprentissage de la citoyenneté. Avec un fil d’Ariane, l’égalité réelle des droits. J’ai été bouleversé, au premier jour de cet été, c’était le 21 juin, par la tribune forte et juste de lycéennes et de lycéens en première au lycée Jacques-Feyder d’Epinay-sur-Seine. Ils ont pris la parole pour décrire les conditions dans lesquelles se prépare le baccalauréat, dire leur colère et leur peur mais aussi leur amour de la République et de la France « construite sur de multiples identités ». Ces jeunes, qui sont nos enfants, nous interpellent : faudra-t-il que l’égalité attende encore une, deux, trois générations ? A Maraussan, dans les pas de Jaurès, nous l’affirmons : il n’est plus question d’attendre l’égalité réelle, il est question de la réaliser.

Etre républicain, c’est vouloir ardemment une humanité préservée sur une Terre protégée. C’est la Grande Transformation dont je vous ai parlé.

Etre républicain c’est croire en la possibilité d’un projet progressiste par le travail et l’accès à l’emploi. L’emploi est lié au développement de l’économie, à la capacité de la France de disposer d’un appareil productif capable de rendre possible la croissance durable.La politique industrielle et portuaire doit redevenir une priorité. La concurrence mondiale est féroce. L’économie bas-carbone suppose de produire bas-carbone, mais de produire ; or nous ne produirons pas autrement, je le redis, sans sans innovation, sans entreprises, sans usines, ni laboratoires de recherche.

Etre républicain, c’est ne pas décourager le consentement à l’impôt, c’est conforter la qualité des services publics de l’éducation, des transports, de la santé – et d’abord à l’hôpital public -, c’est préserver le modèle de protection sociale français hérité du Conseil National de la Résistance.

Etre républicain, c’est affirmer que l’égalité femme-homme est un devoir de justice pour toute la société. C’est le combat pour l’égalité professionnelle et salariale. C’est le refus que perdurent les stéréotypes. C’est la détermination à faire reculer les violences sexuelles et sexistes. Partout, réactionnaires et populistes ont en partage la haine de l’autre, le racisme, l’homophobie, le sexisme, l’aspiration à une société cadenassée et hiérarchisée. Les combats féministes sont au cœur de l’engagement républicain.

Enfin être républicain et humaniste c’est vivre ensemble en refusant les divisions, les provocations, les outrances, en cherchant toujours le rassemblement et l’apaisement. Vivre ensemble, agir ensemble, réfléchir ensemble. C’est la mission de la démocratie et c’est son oxygène. Mais la démocratie telle que nous la pratiquons, telle que nous la voulons, dans nos communes comme dans le pays, a plusieurs dimensions.

C’est d’abord la démocratie politique avec un cadre institutionnel qu’il faut dégripper, où le Président de la République et le gouvernement peuvent agir, le Parlement peut les contrôler, la justice être indépendante, la presse être libre. C’est aussi une nation où l’Etat, les femmes et les hommes qui le servent ne sont pas qualifiés d’« Etat profond ». On ne peut prétendre combattre les populismes en convoquant leurs mots. Pas plus qu’on ne peut diriger l’Etat et remettre en cause son impartialité, son unité, son indivisibilité, ni faire peser une suspicion sur les femmes et les hommes qui composent la fonction publique. Dans les responsabilités que j’ai exercées au service des Français, jamais je n’ai rencontré « l’Etat profond » mais j’ai toujours mesuré en revanche la profondeur des sentiments républicains de celles et ceux qui servent chaque jour l’intérêt général.

La démocratie, c’est la démocratie sociale dans le respect des corps intermédiaires et des syndicats. Elle passe par la culture du compromis avec laquelle la France doit renouer, faute de quoi la violence des mots, des comportements et finalement des actes, sera la médiation en même temps que la dévastation.

C’est la démocratie territoriale, bien sûr. Elle devra passer, le moment venu, par un nouvel acte de la décentralisation qui réaffirme la présence des services publics et la reconnaissance de leurs agents sur l’ensemble du territoire national et qui donne aux collectivités locales et aux élus que se sont donnés les habitants l’autonomie nécessaire à leurs projets.

C’est la démocratie culturelle, car l’accès aux œuvres de l’esprit et à la pratique artistique, sur l’ensemble du territoire et pour tous, est un devoir de l’Etat républicain. La République ne se compose pas d’individus consommateurs répartis en segments de marché, elle est une nation de citoyens qui ont besoin, pour vivre et pour partager, de la parole et du regard des artistes et des créateurs.

Dans cette France fracturée par le communautarisme, être républicain c’est garder vivant l’héritage des Lumières et de la Révolution française. la souveraineté a été transférée du ciel sur la terre, pour parler comme Michelet, et c’est au peuple qu’elle appartient. Par cet acte, la nation se fait communauté des citoyens. Ce qui fait que nous sommes un peuple républicain, ce n’est pas la tradition, ce n’est pas la croyance, ce n’est pas l’origine, ce n’est pas le statut, mais c’est l’adhésion à un corps – à un ensemble – de valeurs. La liberté n’est pas l’individualisme. L’égalité n’est pas l’uniformité. La fraternité est le contraire du communautarisme. La laïcité est le refus de l’obscurantisme, ce principe qui permet de croire ou de ne pas croire, qui respecte la sphère privée de la pluralité des convictions philosophiques, des croyances religieuses, des intérêts économiques, sous réserve de leur stricte séparation avec l’espace public, avec l’espace commun où prévalent l’intérêt général, la loi et la citoyenneté. Dans ma vie d’homme et de responsable politique, dans l’action que j’ai menée notamment au ministère de l’Intérieur et dans des moments si douloureux pour notre pays, j’ai acquis une conviction qui éclaire mes paroles et mes actes : rien n’est plus important que l’unité des Français. Rien ne peut se faire sans l’unité de la France. Et c’est de cela qu’est dépositaire la nation républicaine et chacune et chacun de nous.

Mes chers amis, quand le 1er mai 1905, Jean Jaurès quitta les coopérateurs vignerons qui l’avaient chaleureusement accueilli à Maraussan, ils eurent ensemble la conviction profonde, celle qui vient de l’âme et du cœur, qu’une société plus juste, plus fraternelle, plus douce, plus grande aussi, pouvait advenir. Cette certitude, ensemble ils la puisaient dans leur engagement de chaque jour sans savoir s’ils verraient de leurs yeux leur quête d’un avenir meilleur. Cette pensée fugace n’entamait pas leur énergie ni leur ouvrage et cela, pour une raison toute simple : ce n’est pas à eux qu’ils pensaient quand ils travaillaient, quand ils débattaient, quand ils militaient, mais à leurs enfants et aux enfants des hommes de l’autre côté du monde. C’est à eux aussi que nous pensons en songeant à l’avenir.

 

Vive Maraussan.

Vive la République.

Vive la France.